Gilles Guyot : « Je suis un nomade »

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Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie / Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir, / Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties / Sans un geste et sans un soupir, / Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre, / Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour, / Pourtant lutter et te défendre ; / Si tu peux supporter d’entendre tes paroles / Travesties par des gueux pour exciter des sots, / Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles / Sans mentir toimême d’un mot ; / Si tu peux rester digne en étant populaire, / Si tu peux rester peuple en conseillant les rois, / Et si tu peux aimer tous tes amis en frère, / Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi ; / Si tu sais méditer, observer et connaître, / Sans jamais devenir sceptique ou destructeur, / Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître, / Penser sans n’être qu’un penseur (…)* ».

Reçues d’un Doyen de l’Université Jean Moulin – « une littéraire ! » – le jour où il cesse d’exercer ses fonctions de Directeur de l’iaelyon, ces quelques lignes extraites du poème de Kipling resteront, pour Gilles Guyot, hautement symboliques. Pour l’avoir rencontrée à l’âge de un an et l’avoir vue faire ses premiers pas, pour lui avoir permis de ne pas rester cette « toute petite boutique », et participé à ce que la gestion soit plus qu’une discipline embryonnaire, celui qui la découvre en étudiant, et l’accompagne en dirigeant, est à la fois un fils, mais aussi un père de l’iaelyon. Et même s’il l’a quittée, il continue à la regarder grandir, fier qu’elle soit devenue ce qu’il avait projeté : « Une école qui forme des managers, une véritable école de business, qui à mon sens a toujours eu vocation à être le pilote de l’Université ». « Where there is a will, there is way », murmure Guillaume d’Orange à son oreille, un peu comme l’avait fait La Fontaine quand il lui permit de s’apercevoir que la réussite n’était jamais qu’une sanction d’un travail plus soutenu que celui d’autrui : « Quand j’étais enfant, j’étais un petit peu paresseux. Je me souviens que mon père, qui tenait à ce que je passe par les classes préparatoires scientifiques, m’avait fait lire la fable Le Laboureur et ses Enfants ».

Si les mots de certains penseurs emblématiques l’ont souvent guidé, c’est à la faculté de sciences mathématiques physiques que Gilles Guyot passera ses six premières années d’études supérieures. Mais à la suite d’une partie de bridge, qu’il pratiquait au niveau national, voici que ses collègues juristes et ingénieurs lui conseillent de diversifier son jeu en optant pour la carte CAAE de l’iaelyon. Le choix est perspicace – « À mon arrivée, chacun réagissait avec sa culture technique, c’était passionnant ; ça faisait des flammes ! » – et pourtant, à cet instant, Gilles ignore encore qu’il n’est pas près de quitter cette école. Il ne vous reste plus qu’à ajouter deux années de droit et une pincée de sciences économiques, étudiées « par simple curiosité », pour obtenir le menu dégustation qu’il s’offre à l’Université : « Avant de faire ma thèse et de devenir assistant de recherche à l’iaelyon, je suis allé voir un peu partout et je me suis un peu cherché », confie-t-il. Finalement, dans les amphithéâtres de Jean Moulin, le nouveau maître de conférences se retrouvera à enseigner dix ans des matières comme la gestion de l’innovation. Souvent resté proche de la direction, celui qui a jadis siégé aux conseils d’administration complètera son statut d’enseignant par celui de Vice-Président de l’Université : « Dès 1983, j’ai commencé à faire bouger beaucoup de choses du côté de l’organisation, du fonctionnement des diplômes et du rayonnement international. Mais on était avant l’informatique, à l’époque des listes alphabétiques ; c’était fait avec trois ficelles et deux bouts de trombones. Pour réussir dans un système bureaucratique, il fallait apprendre aux équipes à être patient et rigoureux ». Puis Gilles Guyot quittera Lyon pour s’installer à la capitale, avec la ferme volonté de passer le concours de professeur.

En fait, je crois que j’aime bien zigzaguer. Les gens qui me connaissent bien disent que je suis fondamentalement un anarchiste et que j’ai la bougeotte !

Fidèle à son quotidien dénué de toute routine, il accepte la présidence du réseau national des IAE et travaille également pour le cabinet d’audit financier Ernst and Young. Mais quand il se voit proposer le mandat de Directeur de l’iaelyon, forcément, Gilles hésite un court instant. Effectivement, ce n’est pas « un parcours jonché de roses » mais bien un boulevard de défis qui l’attend. « Je me suis toujours fiché de faire carrière et je ne m’imaginais pas du tout Président ». Un rôle et des responsabilités auxquels il parviendra rapidement à s’acclimater et qu’il reprendra dans un second mandat, juste après avoir tenu la présidence de l’Université Jean Moulin : « En fait, je crois que j’aime bien zigzaguer. Les gens qui me connaissent bien disent que je suis fondamentalement un anarchiste et que j’ai la bougeotte ! Bon, c’est vrai que je suis un nomade. » Le goût de l’aventure et des itinéraires multiples, l’attirail parfait d’un homme pour qui l’entrepreneuriat est avant tout une marche courageuse. Une notion sans doute héritée de son arrière-grand-père, arrivé de la Creuse à pied pour chercher fortune à Saint-Étienne et à Lyon : « Ça faisait une trotte ! Mais comme tous les Auvergnats se sont mis dans le bâtiment, à l’époque, c’étaient eux les entrepreneurs ; ils étaient entrepreneurs de travaux publics, comme les trois générations de ma famille. » Sans craindre les embûches ou les risques de l’inconnu, Gilles s’engage à l’instinct, certain qu’aucune différence n’existe entre la direction d’une entreprise et celle d’une Université : « Soyons réalistes. Partout, manager, c’est prendre des décisions dans des avenirs qui sont vagues, avec des signaux faibles et pas toujours fiables. Par contre, on dit qu’il est difficile de prévoir l’avenir car il est incertain. Moi je ne crois pas qu’il le soit. L’avenir se profile dans la synthèse de ce que disent les sachants, même s’il est toujours en mouvement. Ce qui requiert des ajustements constants. »

Un mouvement auquel il participe avec joie et sans se lasser, mais qui ne manquera pas de le bousculer. « Ses affaires », dit-il, ses démêlés avec la justice, il ne souffre plus d’en parler, même si sa vie professionnelle comme sa vie privée en ont été marquées. Peut-être l’enseignement prépare-t-il autant aux épreuves que l’apprentissage ne le fait : « On est lynché, et on fait la terrible expérience de la trahison humaine, mais on se relève ». Et au moment de se réunir pour souffler les soixante bougies de l’iaelyon, « être combatif, jamais naïf » est la seule leçon qu’il retient pour lui… Et pour ses deux garçons. Faut-il être savant ou vertueux ? L’ancien Directeur s’interroge, mais laisse bien volontiers ce combat à Condorcet et Rousseau. Pour lui, « la société humaine est par définition délétère », « chacun a une clé », et il suffit de la trouver. Si la sienne ne lui permet plus d’ouvrir la porte de l’iaelyon ou de l’Université pour y exercer, il conserve des souvenirs et des visages par milliers. C’est aussi cela, Gilles Guyot : une capacité à résumer plusieurs années d’investissements d’un trait, sans jamais vraiment le tirer : « Je me suis bien amusé. Et je le referais sans hésiter. » Sauf que, dans la retraite active de ce professeur invité permanent, le temps est désormais consacré à de nombreux voyages aux États-Unis, à Prague, Rabat ou Delhi ; et à sa seconde compagne, l’écriture, sa forme de psychanalyse : « Surtout dans mon ouvrage, L’Internationale de l’Intelligence, j’ai mis beaucoup de ce que je pense dedans. » Comme dans ses jeunes années, le bridge est remis sur la table des occupations. Aussi, dès que les premiers flocons se mettent à tomber, Gilles s’empresse de chausser ses skis et de revenir à ce qu’il a toujours pratiqué : le hors-piste.

« think large » est le slogan de l’iaelyon, que vous évoque-t-il ?
« Cette nécessité de décloisonner les disciplines et les cultures ! »

Et s’il fallait faire le portrait de l’iaelyon ?
« Ce serait une femme ! Alma mater ! Une mère nourricière ! C’est normal, car dans cette école, on nous donne des enfants et on nous demande de les éduquer et d’en faire des Hommes, avec un vrai projet professionnel. Ce n’est pas des cours, ça ; c’est de l’individuel, du préceptorat ! »

© TRAFALGAR MAISON DE PORTRAITS – 2017

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